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Entretien avec Houria Aïchi

“Ces chants de l’Aurès, je les ai appris dans la cour où je suis née et où j’ai grandi – cour qui n’était pas seulement familiale, mais partagée par toute une communauté."

HouriaAichi@KaysDjilali2_1_RVB

LA COUR DES CHANTS Houria Aïchi :
“Ces chants de l’Aurès, je les ai appris dans la cour où je suis née et où j’ai grandi – cour qui n’était pas seulement familiale, mais partagée par toute une communauté. Pour la petite fille que j’étais, c’était un lieu magique, car il s’y passait énormément de choses sur le plan social, psychologique, culturel… Les femmes y vivaient avec les enfants, isolées de l’extérieur. Quand les hommes partaient, elles se mettaient à vivre intensément – jusqu’à leur retour, où tout s’arrêtait… C’est là que j’ai appris ces chants qui, depuis, ne m’ont plus quittée.
Pour peu qu’on le veuille, le passage d’une génération à l’autre se fait ainsi, automatiquement : les anciens apprennent aux jeunes, et une chaîne de transmission sans âge se crée, naturellement. Je me suis totalement inscrite dans cette chaîne. Je dis souvent que si je n’avais pas été à l’école, j’aurais de toute façon beaucoup appris dans cette cour. Et c’est l’école, précisément, qui m’a sorti de ce milieu traditionnel, pour me mettre sur la scène d’un autre monde : celui du lycée, puis de l’université, des voyages à l’étranger… Mais même après avoir quitté l’Aurès, cette cour de l’enfance, à laquelle j’étais tant attachée, est restée en moi. Elle a continué à y vivre, à m’inspirer. Je n’ai jamais cessé de la transporter avec moi, dans ma tête, sur mes épaules, partout où je suis allée.”

DE LA COUR À LA SCÈNE
“Au lycée de Constantine, à la faculté d’Alger, puis à la Sorbonne, j’avais pour habitude de chanter pour mes amis, de manière tout à fait informelle. Jusqu’au jour où, de manière inattendue, tout a basculé. Le hasard m’a fait rencontrer une professionnelle de la culture et des festivals, qui après m’avoir entendue m’a dit : “Venez chanter dans mon festival.” Trois mois plus tard, je me retrouvais sur la scène d’une petite salle parisienne… Pour assurer trois quarts d’heure de spectacle, il a fallu qu’en peu de temps je parte à la recherche des textes. Jusqu’alors, je n’avais pas eu de raison particulière d’effectuer de collectage : j’interprétais pour le plaisir, entre copains, les chants – entiers ou par bribes – que ma mémoire avait retenues. Je ne savais pas trop dans quoi je me lançais… mais à Paris, on peut tout trouver ! Je me suis rendue au Musée de l’Homme, et là, à ma grande surprise, on m’a sorti des enregistrements sur cylindres de cire de chants de l’Aurès captés dans les années 20 et 30 par des anthropologues, ethnologues, musicologues. Ça a été une première source d’une immense richesse, et un moment particulièrement heureux dans ma démarche artistique.
Grâce à ces éléments, j’ai pu constituer un programme, et donner mon tout premier concert dans la forme épurée – chant, bendir [tambour de peau] et gasba [flûte de roseau] – qui sera aussi la mienne les 8 et 9 septembre prochains à l’Amphi de l’Opéra de Lyon. C’était la forme la plus immédiate, celle qui correspondait directement à ce que je connaissais et savais faire. C’était le son que je transportais dans ma tête depuis toute petite.”

PROFESSION MUSICIENNE
“Au début, je n’ai pas vraiment trouvé de compagnons ou de compagnes de route, parce que j’étais quasiment la seule sur la place de Paris à interpréter des chants de l’Aurès, que personne ne connaissait. Mais des alliés et du soutien, oh ! oui, j’en ai très vite rencontré. C’était même assez étonnant. A la fin de ce premier concert dans une petite salle parisienne, un producteur est venu me voir et m’a dit : “Si vous en êtes d’accord, je peux vous faire tourner.” La bascule vers le statut de musicienne professionnelle a donc été très rapide – en quelques mois.
A l’époque, je n’étais plus étudiante, je commençais à travailler dans le monde universitaire. Mais je n’ai pas eu la sensation que la musique me détournait de mon chemin ou me sortait de mon univers. Au contraire : quand j’interprète ces chants, je reviens dans cette cour de mon enfance… Elle est tellement inspiratrice, parce qu’elle produit énormément d’images ; et ça, pour chanter, c’est extraordinaire. Ça me donne beaucoup d’émotions, de désirs, d’amour pour le monde, pour ce monde de l’Aurès auquel je suis encore aujourd’hui profondément attachée, et avec lequel je n’ai jamais rompu.”

DE LA TRANSMISSION AU COLLECTAGE
“Dans l’Aurès, le collectage n’est pas dans la tradition de la poésie chantée : les gens connaissent le répertoire, le chantent, et se le transmettent de génération en génération. Dans toutes les cultures du monde, chez les paysans et les montagnards, cette question du collectage ne se pose pas à priori. Il faut vraiment une raison particulière pour que les gens se disent : “Ah ! il faudrait faire l’inventaire de ce répertoire, pour mieux le garder.” Passer de la transmission à la conservation induit un changement de situation, une nouvelle étape dans l’histoire d’une culture.
En ce qui me concerne, l’essentiel de ce collectage s’est accompli sur de nombreuses années, et avant tout dans mon cercle de proches, dans la famille, avec les voisines… Je me suis rendue très régulièrement dans ma ville natale, à Batna, où j’ai revécu des moments de mon enfance : les femmes que je connaissais venaient me voir, me dire bonjour, me demander des nouvelles, comme le veut la tradition. On se retrouvait comme dans le temps autour d’un café, d’un thé, de gâteaux. Quand elles se rassemblent ainsi, les femmes parlent, rient, se racontent beaucoup d’histoires. Et puis, à un moment, elles se mettent toutes à chanter… Moi, j’étais là, je chantais avec elles, et à un moment je mettais l’enregistreur en marche pour garder une trace. Une fois rentrée à Paris, je travaillais sur cette matière.
A partir du moment où j’ai vraiment enclenché ce travail, des gens, par sympathie, ont commencé à m’envoyer ou à me faire passer des cassettes enregistrées dans des mariages, des moussems, des fêtes rituelles… Après, quand je lis ou entends que je fais œuvre de sauvegarde, je ne m’y reconnais pas… Ce n’est absolument pas mon approche. Ma démarche est d’abord artistique : je veux chanter, c’est tout ! Et je n’ai pas la sensation que la culture que je représente est en danger. Dans ce pays de l’Aurès, il y a aujourd’hui encore une créativité incroyable, qui se traduit sur deux tableaux. D’un côté avec la jeunesse qui, pour les études ou le travail, a quitté les villages pour la ville, et introduit dans sa pratique artistique la mandole, les claviers, les sons modernes… De l’autre avec ceux qui, jeunes ou moins jeunes, sont restés dans les montagnes et pratiquent encore le chant dans la plus ancestrale tradition auressienne.”

UNE BANDE-SON DE TOUTE LA VIE
“Le chant est vraiment comme une sorte de film de la vie des Auressiens. Bien sûr, la vie a beaucoup changé avec le temps. Mais dans la montagne, c’est encore comme ça aujourd’hui : le chant est l’expression directe et profonde de l’intime et du collectif, du profane et du sacré… On trouve TOUT dans ces chants. En réalité, c’est de la poésie chantée. Les 8 et 9 septembre, cet échantillon de la vie des Auressiens transparaîtra : j’interprèterai des chants mystiques, des chants du quotidien, des chants d’amour et des chants épiques, des chants de travail de la terre, de la laine… La vie concrète, réelle, des Auressiens sera présente à travers leur expression artistique du chant et de la musique. Moi, je ne fais qu’interpréter tout cela. Evidemment, j’y mets tout mon amour et toute ma passion. Mais ce sont eux, les créateurs de cette poésie chantée qui, encore aujourd’hui est pratiquée dans les montagnes dans la même tradition séculaire.”

UN REGARD FÉMININ SUR LE MONDE
“ Cette pratique de la poésie chantée portée par les femmes n’est pas propre à l’Aurès. Dans d’autres grandes régions d’Algérie, il existe, notamment dans l’Ouest oranais ou dans le Sud saharien, d’autres traditions prises en charge par la communauté des femmes. Si je parle du répertoire de l’Aurès, c’est parce que c’est celui de ma région. Et parce que j’entretiens un rapport très fort, et même primordial pour mon imaginaire vital, avec cet univers féminin dans lequel j’ai grandi, et qui m’a inspirée à tout point de vue – y compris sur le plan universitaire.
L’origine de cette tradition féminine se perd dans la nuit des temps. J’ai bien sûr fait quelques lectures sur le sujet, notamment des ethnologues françaises comme Germaine Tillion, Thérèse Rivière et bien d’autres, qui ont travaillé dans l’Aurès dans les années 30, 40 et 50 : elles rapportent certains textes, mais ne les datent pas. Aujourd’hui, je pense vraiment que personne n’est en mesure de le faire. Bien sûr, certains morceaux, lorsqu’ils sont liés à un contexte historique précis, peuvent être rattachés à une certaine période. A l’Amphi, par exemple, je chanterai un texte sur un bandit d’honneur qui s’est fait tuer en attaquant une gendarmerie française dans son village : on sait qu’il date du XIXe siècle. D’autres morceaux pourraient sans doute être datés, si on menait sur ce plan un travail systématique ; mais pas tous.
Toujours est-il que ces chants conçus par les femmes – et c’est là une réflexion personnelle, qui n’engage que moi – constituent à mes yeux un répertoire de résistance. Les hommes n’en sont pas du tout exclus : il existe même beaucoup de chants d’amour, très puissants, qui leur sont dédiés. Mais ils sont physiquement absents du monde et des circonstances dans lesquels ils ont été créés.
Cette notion de résistance est, je crois, ce qui au fond m’a tant attirée depuis toute petite. Il se passe tellement de choses dans la tête d’un enfant, on ne sait pas toujours pourquoi telle ou telle chose nous aimante… Mais au fur et à mesure que j’ai grandi, je suis certaine que, presque à mon insu – car je ne me considère pas comme une résistante ni comme une militante, je ne suis qu’une chanteuse –, l’idée que ce répertoire soit porteur d’une résistance à la domination a joué un rôle essentiel dans ma vocation.”

DANS LE SILLAGE DES AZRIATES, FEMMES TROUBADOURS
“ Les azriates font partie d’un ensemble de pratiques artistiques de l’Aurès. Leur image m’a beaucoup marquée quand j’étais enfant. Elles avaient pour spécificité d’être jeunes, généralement belles, et d’avoir répudié leur mari. Elles vivaient souvent seules, et pratiquaient l’art du chant sur les places publiques, en général sur les marchés. J’ai le souvenir d’en avoir vu, toute petite, sur la place du marché de Batna. Bien sûr, on a ensuite voulu entacher ces figures féminines, pour diverses raisons… Mais à mes yeux, elles ne sont pas sulfureuses : ce sont des femmes libres, tout simplement, qui venaient bousculer tous les schémas classiques du rapport homme-femme dans ces sociétés. Ce qui est particulier, c’est qu’elles étaient totalement acceptées dans leur communauté. Selon certains points de vue, elles auraient aussi joué le rôle de femmes possédant un don surnaturel : j’ai lu ça plusieurs fois, mais, à tort peut-être, je n’adhère pas vraiment à cette thèse… Toujours est-il que j’ai vu les gens venir les écouter, et jamais je n’ai vu un homme leur manquer de respect. L’image et le souvenir que je garde d’elles, c’est celle-là de femmes puissantes et libres.”

SAÏD NISSIA, LE COMPAGNON DE TOUJOURS
“Alors que je préparais ce tout premier concert qui, à Paris, m’est tombé du ciel, j’en ai parlé autour de moi, dans le milieu estudiantin que je fréquentais. Quelqu’un m’a conseillé de m’adresser à un ethnomusicologue algérien, qui fréquentait alors les milieux populaires algériens de Paris, allait écouter de la musique dans les bars, etc. C’est lui qui m’a trouvé la perle rare : c’était un ouvrier du nom de Saïd Nissia. Une personne de très haute valeur, tant sur le plan artistique qu’humain. Dans ce répertoire de chants de l’Aurès qui, dès le début, s’est inscrit dans ma carrière de chanteuse professionnelle, il est mon plus solide soutien. Depuis 35 ans, il a toujours été présent, m’a soutenu de manière extrêmement forte et discrète. Bien sûr, j’ai pu au fil du temps m’aventurer sur d’autres répertoires et d’autres terrains esthétiques, rencontrer beaucoup d’autres musiciens. Mais quand je reviens au répertoire de l’Aurès, c’est Saïd qui est là, toujours, à mes côtés. Son rôle dans ma trajectoire a été essentiel : tous les deux, nous avons porté ces chants de paysans et de montagnards auressiens jusqu’au bout du monde ! Il est toujours bienveillant, à l’écoute, donnant le meilleur de lui-même. Lui et moi ne sommes pas seulement des camarades de travail, mais de vrais amis.”

AU SON DU BENDIR ET DE LA GASBA
“Le bendir dont je m’accompagne, et la gasba, dont joue Saïd Nissia et qui est un instrument exclusivement masculin, constituent vraiment à eux deux l’orchestre classique auressien. Sur place, les orchestres peuvent compter trois ou quatre bendirs, plusieurs gasbas, et ça fait un son infernal extraordinaire ! A l’Amphi, c’est dans sa représentation la plus simple, la plus épurée, que Saïd Nissia et moi présenteront cet orchestre.”

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