Vos pièces naissent d’images, presque de visions. Quelles étaient-elles pour Canine Jaunâtre 3 ?
Je voyais une sorte de site de construction et de destruction, des machines rasant des maisons et des champs, des usines confectionnant des mythes et des contes, un terrain de jeu, dont les règles ne cesseraient pas de changer, alors que tous les éléments composant un jeu plus ou moins familier, normal, sont pourtant présents. Je voyais aussi deux joueurs aux qualités différentes : un joueur joyeux en face d’un joueur fair-play, un joueur traumatisé en face d’un joueur en quête de poésie, de quiétude, de sommeil. J’ai aussi beaucoup pensé aux films de far west, aux histoires de cow-boy et d’indiens. Dans la pièce finale, seules les idées de jeux et de machineries sont restées visibles.
Pouvez-vous nous parler de ce titre, très énigmatique ?
C’est un jeu d’image et de rythme. « Canine », comme une dent coupante, tranchante, intimidante, mais contrebalancé par « jaunâtre » qui renvoie à quelque chose de terne, peut-être un peu malade, un peu sale. Je trouvais alors qu’il manquait quelque chose, et le chiffre « 3 » m’est venu, comme pour identifier cette dent dans la bouche, ou identifier un joueur.
Dossards portant tous ce numéro 3, filet de tennis, baskets crissantes : l’idée du jeu se matérialise par de nombreux clins d’œil au sport. En quoi cet univers vous inspire-t-il ?
Je fais parfois l’analogie entre le sport et la danse : le dépassement de soi, individuel ou collectif, ce langage propre à chaque discipline, toute cette grammaire de gestes que l’on acquiert grâce à la pratique, des entraînements réguliers. On peut aussi penser à l’organisation des équipes, plus ou moins énigmatique, aux émotions très contradictoires que les compétitions provoquent, de la frustration à la jouissance. Mais je crois que c’est au niveau du jeu, de l’inattendu et de la surprise, que cette analogie entre un match et un spectacle est pour moi la plus forte.
Les contrastes et la cohabitation des contraires sont centraux dans votre travail. Vous dites que ce goût vous vient des carnavals de votre enfance au Cap-Vert.
En effet, l’idée du carnavalesque est omniprésente, comme mélange et incarnation de matières hétéroclites. Selon les idées sur lesquelles je travaille, je collectionne des images, des films, des musiques… Je commence avec un certain nombre de choix qui vont se préciser au cours du travail avec l’équipe en studio, dans le dialogue entre ce que je propose et la façon dont les danseurs vont réagir, ou proposer eux aussi. La coexistence de choses contradictoires génère de la tension, des chocs, et donc libère de l’énergie sous la forme de sensations et des émotions. Dans le carnavalesque, la laideur et le beau, le jouissif et le triste, ce que nous rejetons et ce qui nous attire, marchent tout près, main dans la main. Dans Canine jaunâtre 3, il y tout ça.
Cette pièce, créée en 2018 suite à une commande de la Batsheva Dance Company, a-t-elle une place particulière dans votre trajectoire artistique ?
Oui, c’est la pièce manquante, celle qui n’a pas pu vraiment exister ou qui a pu disparaître, la pièce fantôme. Je crois qu’elle traverse de manière fantasmagorique toutes les pièces qui l’ont suivi, car en même temps qu’elle me manquait énormément, je l’oubliais. Cette création a aussi été pour moi un processus transformateur, j’ai beaucoup appris. Le voyage en Israël / Palestine a été la source d’un projet curatorial que je mène depuis, avec des amis, autour de l’inscription dans les arts – et dans une certaine mesure dans les sciences humaines – de la lutte pour le territoire entre autochtones et colons. Aujourd’hui, l’entrée de Canine Jaunâtre 3 au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon représente un nouveau défi. La transmission d’une partition préexistante à une compagnie est très nouveau pour moi. Nous allons devoir trouver un juste équilibre entre incorporation, reproduction, réinvention.
Vous travaillez l’étrangeté, le trouble, le grotesque, et dans cette recherche, le visage des danseurs joue un rôle extrêmement important. Pouvez-vous nous parler de la place de la grimace, du masque, du maquillage dans vos chorégraphies ?
En réalité, j’accorde simplement au visage la même importance qu’aux autres parties du corps, les hanches, les épaules, les mains… mais aussi qu’à la musique, aux costumes, à la lumière… (rires). C’est une partie au service de la totalité de chaque pièce ! Je crois que cette impression que le visage est central dans mon travail vient surtout de notre projection sur cette partie du corps, très musclée et infiniment riche. Et que cela va de pair avec cette idée, classique, que le visage serait une porte d’entrée vers l’intériorité, l’âme, une surface révélatrice de quelque chose que l’on ne devrait pas voir.
Le visage, les hanches, la musique, les costumes… vos pièces semblent en effet être des millefeuilles de couches successives qui accordent autant d’importance aux détails qu’à la composition de tableaux. Comment naviguez-vous entre ces différentes échelles ?
Le détail est la partie qui contient le tout. Je dis souvent qu’il est la porte d’entrée vers le spectacle, tant pour les danseurs que pour les spectateurs. Et il faut que cette porte d’entrée soit très visible, ce qui n’est pas toujours évident sur des grands plateaux, avec beaucoup d’interprètes et des corps en mouvement ! C’est par le détail que nous écrivons notre partition : de couche en couche, de fil en fil, de petit trait en petit trait qui remplissent la page et aboutissent à un grand dessin laissant très peu d’espace vide. Parallèlement à ce travail individuel, du petit, du particulier, le travail de composition commence à se former de façon discrète et presque invisible. À un moment donné le focus change, s’élargit, inclut la projection plus ou moins claire d’une totalité. Ce que révèle ce mouvement nous effraie ou nous réjouit, parfois les deux simultanément, mais produit en tout cas toujours un vertige. Une fois cette désorientation dépassée, les couches commencent à nous parler. Il faut les écouter, observer, négocier, car elles parlent différemment à chacun. C’est comme la naissance d’une matière vivante, c’est une sensation incroyable de le voir et de le sentir !
Comment travaillez-vous la tension entre la contrainte de la partition, et la liberté des danseurs ?
Chaque chorégraphie est une langue, de nature impure, que l’on invente ensemble pendant le processus de création, simultanément familière et étrangère, enrichie et renouvelée par les différents accents de chacun. Les chorégraphies sont des formes vivantes qui parlent, agissent, ont des désirs précis mais variables selon les circonstances. Les danseurs doivent dont être prêts, avec vivacité, attention à l’instant et beaucoup de liberté pour pouvoir l’écouter et établir un dialogue avec elle. La partition étant dense, elle laisse volontairement peu d’espace entre deux évènements ou deux gestes. D’un côté, cela intensifie l’imaginaire, la curiosité, le goût du défi, les possibilités de jeu, de l’autre cela permet l’apaisement et la confiance, pour qu’entre deux points, chaque danseur puisse creuser infiniment. Comme une écriture minuscule dans des espaces infimes, mais infinis.
Canine jaunâtre 3 est une pièce indéniablement virtuose. Mais il s’agit d’une virtuosité particulière, qui ne vise pas la perfection et ne produit aucun effet d’autorité. Quel rapport entretenez-vous avec cette idée de virtuosité ?
Je travaille avec des gens, leurs désirs, leurs spécificités, leurs capacités. Le plaisir est le moteur générateur de l’artistique. Il n’y a jamais une poursuite consciente ou volontaire de la virtuosité comme un fantôme à saisir. Mais parfois, pendant le travail, elle apparaît dans une sortie d’évidence, sans trop d’efforts, car dictée par le plaisir et pleinement incarnée par l’individu. La virtuosité nous saisit, par surprise, comme un animal caché dans une grotte qui nous accorderait une visite alors que l’on ne courrait pas derrière lui et que, peut-être, on ignorait même son existence.
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